Dans la culture vietnamienne, la chique de bétel constitue un élément indispensable lors des cérémonies de fiançailles et de mariage. Et la coutume de mâcher du bétel est associée à une légende sur l’amour conjugal et la fidélité.
A quelle époque remonte l’usage du bétel au Vietnam ? On ne peut pas le dire exactement. Selon un document historique anonyme le Van hiên thông khao (Étude générale de la culture), en 1099, un ambassadeur vint de Chine pour conférer un titre honorifique au roi vietnamien Lê Dai Hành, au nom de la cour céleste. Quand il prit congé du roi, ce dernier l’accompagna à cheval et lui offrit une chique de bétel. Cette coutume exprime une grande considération à l’égard du visiteur. L’emploi de ce masticatoire astringent se situe à une date bien plus ancienne, probablement au premier millénaire avant l’ère chrétienne.
Loin d’être l’apanage du Vietnam, il était pratiqué par les populations des régions s’étendant de l’Inde préaryenne au Japon méridional, recouvrant l’Asie du Sud-Est d’aujourd’hui et la Chine du Sud du Yangtsé. Cette aire culturelle est marquée par des traits communs : le bétel, le laquage des dents, le tatouage, le maison sur pilotis, le cajeput et surtout le tambour de bronze.
Le mot bétel, d’origine hindoue (Vettila), est devenu portugais (Betre), puis français et anglais (bétel, betel). C’est une planté grimpante à feuilles alternes cordiformes avec des nervures saillantes. Au Vietnam, on distingue le trâu cay(bétel piquant) et le trâu ngot (bétel doux). La chique comprend une feuille de bétel enveloppant un morceau de noix d’arec saupoudré de chaux parfois accompagnée de tabac. Mâchée, elle donne une salive rouge sang. Le Dr Hocquard, médecin militaire et ethnographe amateur passionné, avait participé à la Campagne de pacification du Tonkin de 1884 à 1886. Voici son témoignage sur la grande vogue du bétel chez les Vietnamiens à la fin du XIXe siècle.
Histoire du bétel
«Il n’y a pas un Annamite qui n’en fasse un usage constant. Le mandarin, la femme de haute classe en promenade ou en visite se font suivre par un domestique portant un crachoir de cuivre et une boite à bétel richement décorée qui contient tous les instruments nécessaires pour préparer la chique. Certaines femmes portent attaché à la ceinture un trousseau formé par ces instruments dont chacun est suspendu à une petite chaînette d’argent. L’ouvrier qui se rend au travail, le coolie qui passe dans la rue, son bambou sur l’épaule, et jusqu’aux enfants de 12 à 15 ans, ont chacun entre les dents et à toutes heures du jour une chique qu’ils ne quittent guère que pour manger et pour dormir.
La vieille femme dont les dents déchaussées et branlantes ne peuvent plus mâcher l’arec a près d’elle un petit mortier en cuivre dans lequel elle réduit la noix en poudre, grâce à cet artifice, elle peut continuer son passe-temps, favori. Deux commerçants ne traitent pas une affaire sans s’offrir au préalable une chique de bétel. Un fonctionnaire ne vous reçoit jamais en visite sans vous présenter sa boîte à chiquer. Une coutume aussi générale doit avoir sa raison d’être».
Quand on interroge un Annamite à ce sujet, il répond : «Le bétel rafraîchit la bouche, calme la soif et empêche la faim». J’ai voulu en essayer aussi et je dois dire que la mastication du bétel est assez agréable : elle donne une sensation de fraîcheur et paraît avoir sur la faim le même effet que le coca. La chique produit à la langue une sorte de gonflement des lèvres, elle teint les dents en rouge…(Une campagne avec Tonkin – Édition présentée et annotée par Philippe Papin-Arléa, 1999).
La chique de bétel sert à mesurer le temps
Au sujet de la chique de bétel, les vietnamologues Pierre Huard et Maurice Durand soulignent qu’elle joue «un rôle capital dans la vie sociale» du Vietnam traditionnel…, «semblable à notre cigarette»…, «elle facilite les conversations» (1).
La mastication de la feuille, de la noix d’arec et de la chaux donne à la bouche une saveur fraîche et acidulée…Une légende explique la trilogie de la liane de bétel, de la chaux et de la noix d’arec par la métamorphose d’une jeune femme, de son mari et de son beau-frère. Une autre légende nous présente Monsieur le Pot-à-chaux comme un bourge condamné à revivre sous cette forme, son ventre perpétuellement fouillée par la cuillère à chaux. Le premier pot à chaux d’un jeune ménage doit être offert par un vieillard riche et père d’une nombreuse famille. Les pots hors service ne sont pas jetés mais accrochés aux arbres sacrés.
La chique de bétel servait à mesurer le temps : «L’absence d’horloge, la notion de temps uniquement vécue et non mesurée, était sauf pour l’horoscope pleine de fantaisie. Trois ou quatre minutes étaient exprimées par le temps pour mâcher une bouchée de bétel». (Connaissances du Vietnam – EFEO, 1954).
La légende qui explique l’origine du bétel, de l’aréquier et de la chaux connaît plusieurs variantes. La plus populaire est sans doute celle enregistrée par E. Nordemann dans sa Chrestomathie annamite (1898). En voici l’histoire en bref: Sous le roi Hùng le quatrième, un mandarin a deux fils jumeaux: Tân et Lang qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Ils habitent chez le lettré Luu Huyên Dao qui a une fille très belle. Amoureuse des deux frères, elle se marie avec l’aîné. Pour déceler qui est l’aîné, elle dépose un jour un bol de riz devant eux et les invite à manger. Selon la préséance, c’est Tân qui prend le premier le bol. Les parents de la jeune fille consentent à la marier à Tân.
Le drame commence
Après le mariage, Lang se sent délaissé de plus en plus par son frère. Il abandonne son foyer, traverse une forêt et arrive à un cours d’eau. Pas de bac, il s’assied sur la berge pour pleurer et pleurer, au point de devenir un bloc de pierre. L’aîné, pris de remords, s’en va à sa recherche. Il arrive au même endroit, s’assied et pleure, il devient un aréquier s’appuyant contre le rocher. La femme éplorée, suit le même parcours. Elle meurt épuisée, adossée contre l’aréquier et devient le bétel qui grimpe autour de l’aréquier. Les parents de la femme dédient aux trois victimes du sort un temple nommé «Temple de l’amour, conjugal et de fraternité».
Bien longtemps après, le roi Hùng au cours d’une tournée, s’arrête à cet endroit et apprend cette histoire. Il fait mâcher du bétel, de d’arec avec un peu de chaux du bloc calcaire. La salive obtenue est vermeille comme le sang, et odorante. Le roi ordonne que désormais, le bétel et l’arec doivent figurer au mariage comme offrande rituelle. Sans doute cette légende a donné une signification symbolique à la chique de bétel, gage d’amour conjugal qui imprègne les trois rites du mariage :
1. La demande en mariage (Cham ngo ou Dam vo).
2. Les fiançailles (An hoi).
3. Le mariage proprement dit (Lê cuoi).
Ces rites se déroulent comme une double cérémonie privée : devant l’autel des ancêtres de la famille de la fiancée et devant ses parents. Aucun de ces rites ne peut se passer du bétel et de l’arec. Ainsi, après les fiançailles, en guise de lettre de faire part, les parents de la fiancée envoie aux membres de leurs grandes familles, à leurs amis et aux voisins un cadeau comprenant en particulier quatre feuilles de bétel et quatre noix d’arec (un nombre impair serait défavorable au couple). La demande en mariage la plus simple se réduit à du vin de riz, au bétel et à l’arec offerts par la famille du prétendant aux ancêtres de la femme.
Sujet des chansons populaires
Le bétel sert d’offrande cultuelle non seulement aux ancêtres, main aussi au Ciel et aux génies. Il est présent dans toutes les cérémonies et fêtes traditionnelles au cours des douze lunes de l’année. Dans le Vietnam traditionnel, la chique de bétel est un gage d’amour comme en témoignent de nombreuses chansons populaires où s’entrecroisent épanchement lyrique et marivaudage. Offrir une chique de bétel équivaut à une déclaration d’amour. L’accepter est un engagement :
– Puisque je vous rencontre ici, mademoiselle, que je vous offre une chique de bétel.
– Même si vous ne la mâchez pas, prenez la quand même pour nous faire plaisir l’un à l’autre.
Et quand c’est la jeune fille qui offre la chique :
– Cette chique de bétel, je l’ai préparée hier soir.
– Cachée au père, cachée à la mère, pour vous l’apporter.
– Cette chique n’est pas de celles qu’on vend aux auberges.
– Elle ne contient ni talisman ni philtre, pourquoi ne la mâchez-vous pas, cher frère ?
– Ou bien, est-ce parce que vous redoutez les difficultés.
– Arrêtez vos pas, cher frère, afin de chiquer ce bétel.
Dans une société régie pour le confucianisme, il n’y a pas d’amour libre. L’amour doit aboutir au mariage. Et le mariage est souvent arrangé par les parents. Et si l’homme déclare son amour trop tard :
– Je grimpe sur le pamplemoussier pour cueillir des fleurs.
– Je descends au champ d’aubergines pour cueillir des boutons de rose sauvage.
– Les boutons de rose sauvage ont des fraîches couleurs.
– Mais la demoiselle a déjà un mari. Comme je le regrette !
– Une feuille de bétel piquante ne coûte que trois sapèques.
– Pour-quoi ne m’avez-vous pas demandée aux jours où j’étais encore libre ?
– Maintenant, j’ai déjà un mari
– Je suis comme un oiseau en cage, un poisson qui a mordu à l’hameçon
– Le poisson qui a mordu à l’hameçon ne sait que faire pour se libérer.
– L’oiseau dans la cage, quand pourra-t-il sortir ?
Il est un temps pour chaque chose… Les coutumes millénaires passent. La modernisation des mœurs fait disparaître au Vietnam la mastication du bétel.
Mais le bétel et sa compagne, la noix d’arec, demeurent comme gage d’amour conjugal et restent une offrande cultuelle pour le mariage. La chique ne cède sa place à la cigarette que dans les relations sociales.
(Une source de Huu Ngoc)